Bonus Spécial Noël : Animaux Nocturnes
Bonus Spécial Noël : Animaux NocturnesDamian & Jude
Je me déplace, le pas lourd, comme toujours. Les murs blancs agressent mes rétines. La sueur tapisse mon dos malgré le froid ambiant. La neige et le blizzard ont recouvert la région de son voile nivéen, secoué les arbres dépouillés autour de Souza-Baranowski.
J’ai envie d’une clope en franchissant le seuil. Un désir presque avide, qui rampe en moi comme un ver. Il est déjà là, et la boule à l’intérieur de mon estomac explose. Comme chaque fois. Inévitablement. Un mal incurable, comme un cancer qui me rongerait. Damian est ma propre maladie mortelle.
Assis sur la chaise, ses poignets libres de toutes entraves – seulement en ma compagnie –, il me fixe de ses yeux couleur émeraude aussi vides qu’un désert lunaire. Une telle couleur, rare, presque unique, pour un être dénué de la moindre émotion. Une telle beauté sur un regard qui a observé la mort en face bien trop de fois, poussé par ses mains viles qui attrapent le paquet de cigarettes sur la table. Je me laisse tomber sur le siège en face du sien. Nos genoux se frôlent. Un rictus se déploie sur ses lèvres. Il a trente-cinq aujourd’hui, et c’est Noël.
Par-delà les barreaux de la fenêtre, j’aperçois les flocons qui chutent en tourbillonnant depuis un ciel d’un blanc immaculé. Il lorgne à son tour l’extérieur, hoche la tête comme pour lui-même, puis me lance :
— Tu es trop romantique, Jude. C’est l’hiver qui te donne ce sentiment de vide.
Il m’exaspère à si bien me connaître, à deviner les failles qui se creusent au fond de ma poitrine. Il doit les entrevoir, comme tout le mal qui sévit, il en fait si intimement partie que je suis persuadé qu’il peut le lire sur l’humanité entière.
— Ou peut-être est-ce parce que je suis là au lieu de bouffer de la dinde et des petits fours.
Il rit.
— Tu détestes Noël autant que moi, sinon tu ne serais pas là ! La gamine doit faire la gueule.
— La gamine t’emmerde, elle m’a demandé de te faire passer le message.
— Dis-lui bien que si un jour, je sors d’ici, je m’occuperai de son cas. Elle doit certainement être à mon goût maintenant qu’elle a pris des nibards…
Je lui balance un coup de pied dans le tibia si violent que sa chaise crisse sur le sol lorsqu’il esquisse un mouvement de recul, puis il pouffe de rire, attrape sa clope et la glisse à ses lèvres.
— Ça va, détends-toi, je passe ma vie en détention haute sécurité, comment pourrais-je m’évader ? Ils me surveillent comme le lait sur le feu. J’ai l’impression d’être une pouliche haut de gamme, à trois cent millions.
Je ne crains pas que Damian la blesse, il existe en effet peu de chance qu’il sorte un jour d’ici, en tout cas, pas vivant, mais c’est un petit rappel à l’ordre entre lui et moi. Il ne me prendra plus jamais un être auquel je tiens.
— Tu y songes parfois, n’est-ce pas ? me lance-t-il en grillant sa cigarette.
Je m’empare du paquet qui traîne sur la table et l’imite avec des doigts nerveux, mais maîtrisés.
— Sûrement moins que toi. Il n’y a que toi que ça fait jouir.
Un rictus se déploie sur ses lèvres. Son visage se modifie pour devenir un miroir de vices et de désirs cadenassés par sa vie ici, entourée de barreaux.
— C’est vrai. J’y pense souvent, à ce que ça te ferait si je pouvais m’emparer d’elle. Surtout à cette époque de l’année, à Noël, quand tu dois construire ta petite vie emplie de sainteté. Tu songes aux églises, Jude ? Tu vas aller écouter les chants de Noël ?
— Je suis à deux doigts de partir, le préviens-je, s’il a l’intention de partir sur ce terrain-là.
Il ne s’en soucie pas le moins du monde, ricane, puis lâche :
— Oh, ça va, j’ai bien le droit de te taquiner un peu, je ne t’ai pas vu depuis des mois. Et tu ne réponds au téléphone que lorsque ça t’arrange. Je m’ennuie ! Alors, je pense à ta gonzesse que j’aimerais bien baiser et éviscérer, pour l’entendre crier très fort et me venger d’elle. Elle te prend à moi, ça m’énerve.
C’est bien la première fois qu’il pose de tels mots sur notre relation. Je passe la main dans mes cheveux, tire sur ma cigarette une bouffée délétère.
— Tu es jaloux, me moqué-je de lui.
— Tu m’as pris pour ta meuf ou quoi ? Je devrais être le seul à posséder tes pensées, je te prête déjà à d’autres fêlés dans mon genre. Tu avances sur ton enquête ? Les journaleux l’appellent L’Orage, c’est d’un niais ! Sans déconner…
Pour la simple raison que ce tueur ne massacre que les soirs d’orage des jeunes femmes dont la typologie m’échappent encore, toutes différentes, choisies dans des secteurs tellement variés à travers le pays que c’est un casse-tête à décrypter.
— Je ne suis pas là pour parler travail, c’est Noël aujourd’hui.
— Ouais…
Il soupire profondément, bascule la tête en arrière, fixe le plafond. J’ouvre mon sac et pose sur la table un paquet que je n’ai pas pris soin d’enrubanner. Damian pose les yeux dessus, laisse échapper un ricanement, un brin moqueur, un brin étonné.
— Tu es toujours plein de surprise, je dois bien l’admettre. Tu me ramènes un cadeau, petit frère ?
Je cille, ne relève pas sa formulation, la laisse passer sur nous comme un secret que nul n’a le droit d’invoquer. Je ne suis pas sûr qu’il s’en soit rendu compte – à moins que tout ne soit calculé dans sa tête…
— C’est ton anniversaire.
Il tire la boîte en carton jusqu’à lui, la décachète rapidement, puis regarde l’intérieur.
— Le directeur de la prison m’a dit que tant que tu serais calme, tu aurais le droit de les garder. Alors, sois sympa, reste cool avec les surveillants.
— Je suis toujours cool avec eux.
— Sauf ceux que tu as tués pour t’évader la dernière fois…
— C’est Eva, pas moi, rectifie-t-il aussitôt, en prenant un pinceau qu’il fait tourner sur ses phalanges.
Il peint depuis quelque temps, je lui ai donc offert de nouveaux pinceaux et peintures. Je n’ai pas vu ses toiles, mais le directeur m’a confié qu’il se débrouillait bien, qu’il était moins tempétueux quand il avait la possibilité de s’exprimer à travers l’art, alors… pourquoi pas. Peut-être en apprendrais-je davantage sur lui, de cette manière détournée. Qu’il révèlera un peu plus les rouages abîmés de son cerveau pourtant brillant. Évidemment, certains d’entre eux sont terribles à regarder, mais pas tous. Le directeur m’a dit qu’il avait peint Rosie avec une telle manne de détails qu’elle évoquait une photographie. Ça m’a fait mal au cœur qu’il puisse la contempler à présent, chaque jour de sa vie, mais qu’y puis-je ?
C’est sa vision, après tout, elle ne doit pas être tout à fait juste.
— Comment va Rose ? me demande-t-il.
— À dire vrai, elle m’attend avec les autres. On doit déjeuner tous ensemble.
— Ta vie doit être si merveilleuse, ironise-t-il.
— Et pourtant, tu l’envies.
Il me foudroie du regard, mâchonne l’extrémité du pinceau, puis se détourne vers la fenêtre.
— Dis-lui de venir me voir.
— Je lui soumettrai ta sollicitation.
— Ma sollicitation, répète-t-il comme si le mot était maudit. Va te faire foutre, Jude. Dis-lui de venir, merde. C’est pas une foutue sollicitation.
— Tu préfères que je lui dise que tu le lui ordonnes, elle va adorer !
Il grince les dents.
— Elle est à moi !
— Personne ne t’appartient, Damian.
— Oh si, tu en fais partie.
Il me lance un large sourire et ajoute :
— Auquel cas, tu ne serais pas là le jour de Noël. Tu es avec moi, au lieu d’être avec eux. Ça en dit long, non ?
Je secoue la tête, soupire.
— En mémoire à notre enfance.
— Menteur.
Je serre les dents, tente de ne rien laisser filtrer.
— Parfois, je me demande vraiment ce que tu attends de moi, soufflé-je.
Il tapote le manche du pinceau sur ses lèvres, dissimulant mal le rictus derrière. Le silence s’étire, puis son sourire s’efface. Son regard dérive vers la fenêtre, et il murmure :
— J’aimerais que tu me sortes de cet enfer…
Un frisson longe ma colonne vertébrale, vient se fourrer dans mon cœur qui ponctue ces mots d’un battement lourd. Il ne parle pas de la prison. Mais de sa vie.
— Je ne peux pas faire ça.
— Je te manquerais ? se moque-t-il en revenant sur moi.
Je hausse les épaules.
— Tu ne le mérites pas, c’est tout.
— Oui, mais pas seulement. Tu ne peux pas le dire, hein, Jude ? Que si je n’étais plus là, ta vie serait incomplète, tu as besoin de moi. Besoin de ce que je t’apporte. De ce mal qui existe entre nous. Tu y es aussi addict que moi. Je le donne, tu l’étudies. On est fait pour s’entendre.
— Tu délires à nouveau, Damian.
— Tu es un piètre menteur, vraiment, tu devrais arrêter. Il se penche vers moi, un coude sur la table.
— Tu es aussi cinglé que moi, Jude. Tu le caches seulement mieux.
Il joue de nouveau avec son pinceau, le fixe, puis me regarde.
— Tu sais que je pourrais te tuer avec ce jouet.
— Oui.
— Et tu n’as pas peur ?
— Non. Je devrais ?
Il rit, se balance sur les pieds de sa chaise.
— Oh oui, parfois te tuer me hante aussi.
— Je ne suis pas à ton goût, me moqué-je à mon tour.
— Pour toi, je pourrais faire une exception.
— Tu me dégoûtes un peu là.
— C’est pour que tu ne puisses pas digérer la dinde !
— Si tu es tellement frustré de dinde, je t’en enverrai un bout par la poste.
Je me relève de ma chaise, renfile la veste que j’avais posée sur le dossier.
— Je dois y aller, maintenant. La prochaine fois que je viendrai, tu me montreras tes toiles.
— Je vais te peindre mort, les viscères à l’air !
— Si ça te fait plaisir.
Je secoue la tête, pas du tout choqué de ces mots. C’est juste la frustration de mon départ qu’il exprime et le fait que je vais retrouver la seule fille qui revêt une certaine importance à ses yeux, quelle que soit la définition qu’on lui donne.
— Ah, une dernière chose : Enola m’a donné ça.
Je pose sur la table une photo qu’elle a prise d’elle-même. Damian lève un sourcil, la fixe, puis grogne :
— Cette gamine a cru que j’allais collectionner des photos d’elle ? Dis-lui qu’elle prenne sa mère, au moins, je pourrais en faire quelque chose ici !
Je pousse un soupir et me dirige vers la porte.
— Joyeux Noël, lui lancé-je en saisissant la poignée.
Je me fige un instant lorsque je l’entends murmurer :
— Elle ressemble à Ryan.
Mais je ne lui demande pas de répéter. Levant les yeux par-dessus mon épaule, il est en train d’observer attentivement le cliché, son mégot éteint entre ses lèvres. Alors, je ne dis rien et referme le battant derrière moi. Il restera toujours des mystères en Damian que je ne parviendrai jamais à déchiffrer, mais ça ne m’empêche pas d’essayer. Un jour, peut-être y réussirai-je malgré tout, à percer ce qu’il est.
Je m’apprête à m’éloigner quand je l’entends crier par-delà la porte :
— Hey Jude, pense à moi quand tu baiseras ta petite copine !
Je souffle un « va te faire foutre » qu’il ne peut pas entendre, tant j’ai les dents serrées, et me précipite hors de la prison pour respirer à nouveau de l’air frais, libre, et retrouver la dite petite copine qui m’attend dans la voiture, chauffage à fond. Emmitouflée dans un épais blouson, capuche sur la tête, elle dessine sur son carnet l’esquisse de mon visage. Je crois qu’elle vient de me crayonner en elfe ou en lutin, en tout cas un truc débile né de son imagination. Elle lève les yeux quand j’ouvre la portière pour me glisser dans la chaleur de l’habitacle. Elle se jette aussitôt sur mes lèvres sans me laisser le temps de parler, sa langue venant taquiner la mienne. Puis, elle croise mon regard, caresse ma bouche de son pouce et me demande :
— Tout va bien ?
— Dès que tu es là… toujours.
— Hum, Jude, j’aime te l’entendre dire. Allez, roule, on a un Noël à fêter à présent.
— Déshabillé ?
Elle rit.
— Ce soir !
— C’est trop long ! me plains-je en démarrant.
@toutdroitréservé
@angelarekin
Bon ben j'ai vraiment pas envie de partager un repas de Noël avec Damian! quelle ambiance ! la température a chuté d'un seule coup !
RépondreSupprimermdr il a un sens particulier de la fête ;)
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